MONSTRE(s)

III-la création de l'image de l'autre : du racisme scientifique au racisme populaire.
L'ampleur du phénomène est révélateur: toutes ces exhibitions répondent aux attentes de l'Occident. Mais au-delà du succès remporté auprès des foules, je souhaite comprendre l'envers du décor. Comment l'Europe s'est-elle servi des différences culturelles entre les peuples pour stigmatiser l'Autre ?
UNE MISE EN SCENE...
C'est en découvrant les manuels scolaires de mon arrière-grand-père que j'ai pu déterminer un nouvel axe de recherches.
En effet, dès la première page, les mots « colonisation » et
« races » nous assaillent, dérangeants et terriblement révélateurs des idées propagées même jusque dans la littérature didactique de l'époque.
Bien entendu, nous avons déjà traité des théories scientifiques racistes qui se développent au XIXème siècle sur les « spécimens » rapportés des colonies et mis à disposition du public, dont la fameuse Venus Hottentote, preuve formelle, selon l'anatomiste Cuvier, de l’infériorité congénitale des « races à crâne déprimé et comprimé ». Si ces pratiques ont permis de réconcilier le monde du spectacle et celui de la science, je reste intrigué quant aux impacts de ces dernières sur le spectateur.
Comment cet homme, mon arrière-grand-père, sans grande instruction, se rendant quelques fois par an aux exhibitions, a-t-il reçu et interprété la rencontre avec l'Autre ?
Il faut tout d'abord comprendre la nature de cette rencontre. Comme dit précédemment, le succès des exhibitions est tel que la plupart des populations européennes de l'époque vont établir leur premier contact avec les peuples non-occidentaux au travers de ces zoos, jardins et villages itinérants. Ces derniers avaient donc vocation de montrer ce qu'il y avait de plus curieux, de plus sauvage, chez l'Autre, mais était-ce la réalité ? Non, évidemment. Ces exhibitions n'étaient qu'une mascarade, ne nous révélant rien de rationnel sur les populations non-européennes. Au fil de mes recherches, j'ai compris qu'il s'agissait d'un pur travail de mise en scène, reposant sur des stéréotypes simples et absurdes.



L'exhibition française des Touaregs, en 1909, repose par exemple sur ce principe : les exhibés ont été contraints de porter une lance, une épée et un bouclier, afin de renforcer leur aspect « barbare » mais ils ont aussi dû s'apprêter d'un talisman autour de leur cou et d'un voile, pour compléter l'idée raciste déjà bien ancrée et répandue que se faisaient les Français des Touaregs. Dans cette mise en scène caricaturée, les décors et postures des exhibés avaient aussi une importance indéniable, même si le travail de stigmatisation de l'Autre était déjà effectué par l'apparence de ce dernier.
C'est ainsi que pour captiver les foules, on créait des architectures pittoresques et misérables, provoquant une atmosphère intrigante et nouvelle autour des exhibés déjà bien étranges. Ces décors « reconstitués » n'étaient évidemment pas conçus par des architectes provenant des peuples conquis et cela explique pourquoi, lors de l'exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931 notamment, de nombreux édifices coloniaux semblaient grandioses. En effet, en dépit d'être fidèle à la réalité, le phénomène s'efforce de sublimer l'impérialisme et surtout de justifier le colonialisme : l'animalisation du conquis explique la conquête. Le contraste, monté de toutes pièces, entre les Occidentaux et les populations non-européennes, permet à l'Occident de se glorifier de ses victoires face à des peuples si « barbares ».
Le racisme, déjà scientifique, se popularise ainsi de façon simple et divertissante.
Barnum, qui maîtrisait toutes les subtilités publicitaires, avait su s'appuyer sur le phénomène des « chaînons manquants » pour atteindre l'apogée de sa carrière. En effet, l'homme, ayant vu l'intérêt croissant que la société portait aux théories de l'évolution et de l'origine de l'homme, décida de créer sa propre vers de « missing link ». Son concept reposait sur l'idée d'inviter le visiteur lui-même à deviner et imaginer la nature de ce qui lui était présenté.
Ainsi, armé du slogan « What is it ? » ? soit « Qu'est-ce donc ? », Barnum exhibe pour la première fois en 1840 : il présente un orang-outang surnommé Fanny. Son succès le plus retentissant vient avec l'exposition du célèbre William Henry Johnson, au cours des années 1860. En effet, le jeune homme représentait parfaitement l'idée que l'on se faisait du sauvage capturé en Afrique, jouant de tous les stéréotypes « homme-singe » et vêtu d'un costume couvert de poils. Les populations exhibées étaient, sur le même principe, forcées de porter des habits et des accessoires complètement factices, incarnant la sauvagerie supposée et attendue par les Occidentaux.
Surnommé Zip the Pinhead, en référance à son front si particulier, le garçon Afro-Américain, avait été vendu par ses parents à Barnum, lorsqu'il était âgé de 4 ans car il souffrait d'une légère déficience mentale.

« La République n'entend plus faire de distinction dans la famille humaine »
Cet article de foi de l'Évangile républicain, accompagnant l'abolition de l'esclavage en 1848, sera pour beaucoup de colonisés une source d'espérance.

...AUX STEREOTYPES
Afin que cette image s'ancre durablement dans les consciences, les colonies doivent se maintenir et les représentations des colonisés doivent perdurer et être entretenues en permanence par un discours efficace et diffusé : on parle de propagande coloniale.

De ces mises en scène émane une violence sans nom, popularisée à grande échelle. Photographies, affiches, timbres, cartes postales, c'est ce qui m'a le plus frappé lorsque j'ai ouvert la malle familiale : toujours les mêmes postures, l'homme ou la femme civilisatrice, père ou mère de l'empire, gouvernant, à ses pieds, un peuple oisif et arriéré. Un objet quotidien a particulièrement retenu mon attention : une tirelire. Représentant une « tête de nègre », qui par un mécanisme simple avale les pièces que l'on place dans sa main jusqu'à sa bouche, dans une mimique particulièrement étrange et malsaine.
La Première Guerre mondiale constitue un tournant dans cette « domestication » de l'Autre, de part la participation des troupes coloniales au conflit : on attribue la découverte de leur potentiel à l'impérialisme. On perçoit l'indigène, l'Autre, différemment, ce qui se vérifie pendant l'entre-guerre, lors de l'Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931, où le concept de zoo humain est profondément abouti et relié à la mission civilisatrice, prônant la bonne conscience coloniale.
Peu à peu, le sauvage devient donc « docile », mais aussi "coopératif".
Alors que la France, par exemple, sort peu à peu du temps de l'esclavage, dont l'abolition est appliquée en 1848, le monde se penche sur les théâtres de l'altérité que sont les jardins d'acclimatation, les villages itinérants et les expositions universelles et coloniales.
Cela permet de donner une réalité au discours racial, et donc, de façon pédagogue, de hiérarchiser ce monde dont on commence à peine à mesurer la diversité. L'Occident, se plaçant donc au-dessus des autres races, va valoriser la « mission civilisatrice », sans néanmoins mettre un terme aux exhibitions humaines : le statut des exhibés va ainsi peu à peu évoluer, passant de « sauvages » à « indigènes ».
Les sociétés jouent là encore des stéréotypes et fantasmes les plus ancrés pour justifier le geste impérialiste. La récurrence du thème de l’anthropophagie est tout à fait révélatrice de la volonté de rapprocher l'Autre du monde animal. Là encore, à la fin du XIXe siècle, peu de choses tendent à affirmer l'existence de ces pratiques cannibales. Ces rituels supposés sont surtout l'un des arguments les plus vendeurs des zoos humains et permettent de toucher les foules, même au travers des médias.


"La Force Noire"
Ainsi s'intitule le récit du colonel Charles Mangin publié en 1910. Dans cet ouvrage, Mangin, qui deviendra commandant lors des batailles de Verdun et de l'offensive Nivelle, puis chef de la Xème armée en 1918, préconise l'utilisation rapide et massive des troupes coloniales issues de l'Afrique noire, aussi qualifiées d'« Armée Noire », en cas de guerre en Europe.
Elle sera principalement composée de tirailleurs sénégalais.

Charles Mangin
Le processus de sortie du "sauvage"de l'exposition se perçoit dès l'entre-deux-guerres.
Les zoos humains ne satisfont plus la demande sociale : de nombreux organisateurs de spectacles font faillite.
Extrait du film Freaks (La Monstrueuse Parade), Tod Browning, 1932.
Du spectacle vivant, on passe au cinéma, qui s'appuie sur le progrès pour proposer un concept novateur : l'exhibition cinématographique. Néanmoins, en dehors des expositions, des artistes posent un autre regard sur "l'anormalité" et sa conception en société.

Tod Browning va notamment réalisé Freaks en 1932. Ce film relate, comme son nom l'indique, des phénomènes de foire de l'époque et leur quotidien, une fois les projecteurs éteints. A sa sortie, le public et les critiques sont horrifiés par la projection : de nombreux spectateurs sont en proie à des malaises et doivent être évacuer de la salle. En effet, la structure du film fait s'entrechoquer la monstruosité avec la normalité grâce à un scénario qui met en scène les freaks aux côtés de gens normaux. Cette opposition accentue évidemment le côté anormal des monstres présentés : les actions de ces derniers sont quotidiennes, ils ne sont jamais montrés en représentation, mais leur particularités physiques créaient une forme d'étrangeté dans chacun de leurs gestes. En visionnant ce film, qui de nos jours est considéré comme un classique incontournable de l'histoire du cinéma d'horreur, j'y ai trouvé une dimension documentaire, qui m'a permis de voir, une fois encore, combien l'Autre fascinait.
Mais ce film va plus loin que de donner à ces acteurs monstres l'occasion de se « normaliser » : il porte un regard compatissant sur leur existence et les caractérise par l'innocence de l'enfance : Hans, un nain, a l'apparence d'un petit garçon. Marié à une trapéziste, Cléopatra, dont il subi la condescendance au quotidien, il se plaint que « la plupart des gens ne réalisent pas [qu'il est] un homme ». Là encore, Tod Browning laisse entrevoir un regard novateur sur ses personnages : ils apparaissent victimes. La cruauté du monde qui les entoure est permanente, qui est le véritable monstre dans l'histoire ? Ici la réponse semble se personnifier dans Cléopatra et Hercules, tout deux aux antipodes de la laideur et de la faiblesse des Freaks, qui subissent leur destin. Les deux jeunes amants afficheront délibérément leur liaison afin de ridiculiser Hans, un acte purement monstrueux.
L'opposition classique du normal combattant l'anormal est chamboulée mais une idée ressort : on ne peut pas mélanger l'étrangeté et la normalité.
Ce film est une preuve irréfutable de l'impact qu'ont eu ces shows, inspirant jusqu'au monde du septième art.
